Un véritable virage fut amorcé, le 8 mai 2002, quand un bus militaire qui transportait des employés de la Direction des Constructions Navales (DCN) à Karachi (Pakistan), fut pulvérisé par un kamikaze au volant d’un faux taxi : si 11 ressortissants français périrent dans l’attentat, douze autres survécurent.
Selon les témoignages recueillis auprès de ces derniers, le bus chargé de les transporter sur leur lieu de travail arrivait chaque matin, à 8 heures précises, à l’hôtel Sheraton, empruntait toujours le même itinéraire et bénéficiait, pour sa sécurité, d’un seul et même garde. Une « faute inexcusable », quand on sait qu’à cette même époque DCN faisait l’objet d’une alerte de « niveau 1 renforcé ».
Cet attentat, loin d’être le premier du genre, mit en évidence les lacunes graves qui entouraient le dispositif de protection des salariés de l’entreprise et donna naissance à une nouvelle jurisprudence : la jurisprudence « Karachi ». Celle-ci engageait la responsabilité civile et pénale de l’employeur dès lors qu’il était établi que ce dernier n’avait pas rempli ses obligations en matière de sécurité (Arrêts des 28 février et 11 avril 2002-Chambre sociale de la Cour de Cassation).
Après que la DCN eut été condamnée pour « faute inexcusable » par le Tribunal des affaires de sécurité sociale de la Manche, en 2004, six survivants ne s’en tinrent pas là et entreprirent de déposer plainte à l’encontre de leur employeur, le 17 octobre 2011, auprès du Parquet de Paris, pour « coups et blessures involontaires ».
Le 16 septembre 2010, 4 ressortissants français, employés par Areva et Vinci, étaient enlevés par des terroristes d’Aqmi (Al-Qaïda au Maghreb Islamique). Après 1139 jours de détention, à l’issue d’âpres négociations financières, ils finirent par être libérés le 30 octobre 2013.
A cette occasion, il fut démontré que leurs employeurs, avaient failli à leur « obligation de sécurité de résultat » en ne prenant pas les dispositions qui s’imposaient, dans un contexte de menaces avérées. C’est sur cette base que Thierry Dol, l’un des ex-otages, a déposé deux plaintes, le 10 novembre 2015, à la fois contre Areva et l’Etat français, pour « mise en danger de la vie d’autrui » et « non-assistance à personne en danger ».
Celles-ci faisaient suite à une autre plainte, déposée le 21 juin 2013, par le père d’un autre otage, Pierre Legrand, durant la captivité de ce dernier.
De son côté, le 18 août 2008, Joël le Pahun n’avait pas craint de déposer plainte contre le Ministère de la Défense pour avoir perdu son fils, âgé de 19 ans, dans le cadre d’une opération menée contre les talibans en Afghanistan. Après avoir mené sa propre enquête, il était parvenu à dénombrer toute une série de fautes et de négligences majeures commises lors de la préparation de cette intervention.
La première des fautes n’a-t-elle pas consisté à envoyer au « casse-pipe » une recrue à peine sortie de l’adolescence ?….
Enfin, tout récemment, le 4 janvier dernier, voilà que l’épouse de Franck Brinsolaro, le policier du SDLP (ex SHP) qui a été froidement abattu aux côtés des journalistes de Charlie-Hebdo, déposait à son tour une plainte auprès de François Molins, Procureur de la République de Paris, pour « homicide involontaire aggravé par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement en application des articles 121-3 et 221-6 du Code pénal. (Le Point-5.1.2016)
Ce tragique attentat, abondamment médiatisé et exploité, politiquement, est un modèle du genre en matière de dysfonctionnement de l’appareil sécuritaire d’Etat.
« Franck regrettait le manque de sécurité dans les locaux. Il disait que c’était une passoire et que c’était impossible de faire correctement son métier dans ces conditions là… », confessera Ingrid Brinsolaro, visant nommément, à travers sa plainte, la responsabilité de trois services de l’Etat : la DGSI (sécurité intérieure), l’UCLAT (antiterrorisme) et le SDLP (protection des hautes personnalités).
L’Etat a beau jeu d’honorer, à tout bout de champ et à peu de frais, le dévouement et le courage de ses fonctionnaires face à la barbarie : si cet hommage est légitime, force est de reconnaître que les couronnes de lauriers pèsent de peu de poids comparées aux couronnes mortuaires et aux décorations posthumes.
Peut-être serait-il temps que l’Etat finisse par reconnaître ses limites : « Qui trop embrasse mal étreint… » disait le proverbe…
Comment se fait-il que « Charlie-Hebdo », une entreprise pas si différente des autres, nommément visée par la nébuleuse Al Qaïda, n’ait pas procédé aux aménagements qui s’imposaient : mise en place de caméras de surveillance, en périphérie, renforcement et contrôle des accès (sas de sécurité, portes blindées, badges électroniques,…) ?…
Comment se fait-il, également, que la société ait pu obtenir une protection, sur fonds publics, quand tant d’autres ne peuvent y prétendre ?…
Si les plaintes contre l’Etat, faute de s’être soumis à son « obligation de sécurité de résultat », se multiplient, les contribuables n’en finiront pas de « payer l’addition ». Pour les familles des victimes, on pourra alors parler de double peine…